28

Nashville

Dimanche 21 décembre

 11 heures

Les berges de la Cumberland étaient froides et rocheuses. Piétines par les équipes de secouristes, les restes de neige avaient viré au gris saie. Un hélicoptère tournait au-dessus des lieux dans un grand bruit de pales. L'opération de sauvetage avait laissé place à la « recherche du corps ». Des hommes et des femmes voûtés erraient sur les berges, le regard éteint. Cela semblait impossible. Taylor Jackson, noyée dans la rivière qui était l'artère vitale de sa ville...

John se tenait sur la plate-forme VIP de la scène River Stages. En de meilleurs jours, ce balcon en béton serait occupé par le gratin des fans de musique country. A présent, il servait de point de ralliement à l'opération de sauvetage. Ou plutôt de recherche du corps.

Au bout de quatre-vingt-dix minutes, on ne pouvait plus, en théorie, sauver qui que ce soit. A présent, des chiens spécialisés dans la récupération de cadavres parcouraient les berges, et deux labradors noirs frissonnaient dans des bateaux au milieu de la rivière glacée. On avait mis à l'eau un sonar directionnel capable de distinguer, dans ces eaux troubles et rapides, une grosse bûche d'un corps humain.

Personne n'avait eu besoin de le dire tout haut : dans cette eau glacée, Taylor n'avait pu survivre plus de cinq minutes. La logique voulait que son corps soit quelque part dans l'eau. La seule chose à faire était d'immerger le sonar et d'attendre qu'il le trouve. Mais il ne trouva rien. Quelques heures plus tard, on reçut l'ordre de draguer la rivière. Les volontaires' faisaient tout leur possible pour retrouver le corps de la jeune femme avant qu'il ne soit emporté par les grands courants en direction du nord et du Kentucky.

Le visage de John était de pierre. Les lignes autour de ses yeux semblaient y être incrustées, comme des filons de quartz dans une roche paléolithique. Le meurtre de Taylor — même s'il ne parvenait pas encore à se le formuler ainsi — avait figé son cœur. Il ne respirait que lorsqu'il se rendait compte qu'il manquait d'air. Il se demandait si la douleur cesserait un jour. Les mains crispées autour du garde-fou, les cheveux volant au vent, il se retenait de se jeter lui aussi dans la rivière en contrebas. JJ avait demandé à faire partie de l'équipe des plongeurs, mais le responsable de l'opération avait eu la sagesse de refuser.

Le meurtre de Taylor... Il n'y avait pas d'autre mot possible. Une chose était sûre : elle n'avait pas fini dans la Cumberland en plein hiver par accident.

Les invités avaient fini par quitter l'église. Les proches des mariés, pétrifiés d'angoisse, avaient rejoint le bureau des homicides. Des appels avaient été passés, des informations obtenues. On avait fait une quasi-descente dans les bureaux de l'entreprise de location : la limousine qui avait été envoyée pour chercher la mariée, et qui l'avait apparemment emmenée dans l'au-delà, était garée à sa place dans le parking. H y avait deux problèmes, toutefois. Taylor n'avait laissé aucune trace de sa présence dans la voiture. Et la plaque d'immatriculation ne correspondait pas à celle que l'on voyait sur les caméras de surveillance de l'Hermitage Hôtel. C'était un leurre. Lincoln était en train de télécharger la liste de toutes les limousines immatriculées au Tennessee pour essayer de retrouver celle qui était réellement venue chercher Taylor.

Le chauffeur désigné par l'entreprise pour conduire la limousine avait disparu. En vérifiant ses comptes bancaires, on avait repéré un versement de cinq mille dollars et un paiement par carte Visa d'un billet d'avion pour Mazatlan. L'avion avait décollé à 16 heures, au moment où le mariage aurait dû avoir lieu. Un homme correspondant au signalement du chauffeur avait embarqué à l'heure prévue. Des images issues des caméras de l'aéroport avaient permis de confirmer son identité. Une théorie commençait à s'esquisser. On avait payé le chauffeur pour qu'il quitte la ville.

Après des heures de recherches infructueuses, ils étaient sans aucune piste, quand l'appel tant redouté était arrivé. C'était juste avant 22 heures. On avait retrouvé une mule en satin blanc sur la berge ouest de la Cumberland. Des photos avaient établi qu'elle était identique à celles portées par Taylor : la marque et la taille correspondaient à celles du carton à chaussures laissé dans sa chambre d'hôtel. Pour tout le monde, le temps s'était arrêté.

A présent, John buvait un café dans un gobelet en carton. Une bonne âme faisait des allers-retours jusqu'à la station-service la plus proche pour ravitailler les troupes en café. Ce n'était pas la première fois que John participait à une opération de ce genre. A un moment donné, on serait obligé d'arrêter le draguage de la rivière. Les équipes de secours continueraient les recherches jusqu'à ce qu'on retrouve le corps. Et on le retrouvait toujours. Cela prenait parfois du temps, mais le courant finissait généralement par expulser ce qui n'avait rien à faire dans l'eau.

Le fonctionnement inexorable de la nature ne consolait en rien John. Différents scénarios se succédaient dans son esprit ; il voyait des images du cadavre de Taylor, couvert d'adipocire, échouant sur le rivage à trente kilomètres en aval. La plupart du temps, cela se passait ainsi... Il ravala un sanglot et jeta le reste de son café par-dessus la rambarde. Cela ne servait à rien de se rendre malade. H fallait qu'il agisse. Il n'allait pas se résoudre à sa disparition, pas comme ça.

Les pensées se bousculaient dans son esprit. Il savait que sur la plus haute étagère d'une armoire, dans le débarras de la nouvelle maison, un coffre fermé à clé contenait tous les papiers de Taylor, son testament et ses dernières volontés. Il n'avait jamais vu ces documents. Taylor lui avait dit qu'elle voulait donner ses organes et qu'elle ne voulait pas être artificiellement maintenue en vie si elle était réduite à l'état de légume, mais ils n'étaient pas allés plus loin dans la discussion. Aurait-elle envie d'être enterrée dans le Tennessee ? Incinérée ? Que faire si on ne retrouvait pas son corps ? Son testament prévoyait-il...

— Stop ! se dit-il à haute voix. Stop.

Ce n'était pas la peine d'anticiper. A ta place, elle ne perdrait pas espoir si facilement.

Reprenant son courage, il se fraya un chemin jusqu'au poste de commandement. Mitchell Price était encore sur les lieux, à attendre des nouvelles. John s'approcha et lui prit le bras. Price avait les yeux rougis par la fatigue, sa moustache retombait mollement et son crâne chauve luisait de sueur.

— Du nouveau, capitaine ?

— Rien. Ils n'ont rien repéré du tout. Et la température de l'eau est trop basse pour qu'elle ait pu survivre si elle y est tombée. Même les plongeurs ont du mal. Ça ne se présente pas bien, fiston.

Qu'est-ce qu'ils avaient tous à l'appeler fiston ? D'abord Fitz, maintenant Price. Il réprima sa colère, sachant que Price n'avait pas voulu le vexer. C'était dit sur un ton réconfortant. Ce n'était pas leur faute si ce mot lui flétrissait encore plus le cœur. Son père l'avait appelé ainsi, sa mère aussi. Mais ils étaient morts depuis si longtemps qu'il se rappelait à peine le timbre de leurs voix. Le doux accent du Sud de sa mère résonna dans son esprit, puis disparut à l'instant où il l'identifiait.

— Ecoute, John, dit Price, si on rentrait au bureau ? Il n'y a plus rien à faire ici. Si elle est partie à l'eau hier soir, il y a de bonnes chances pour qu'elle ne s'en soit pas sortie. On ferait mieux d'essayer de voir si elle y est vraiment tombée. Qu'est-ce que tu en dis ?

John jeta un coup d'œil sur l'eau trouble de la rivière. Price avait raison.

Us attachèrent leurs ceintures pour le court trajet jusqu'au bureau. Il était temps de reprendre les choses à zéro.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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